• Préface Royal Etourdi

    ETOURDI, EBAUBI

    Un certain soir de la fin de l’année 2016, il m’a été donné de découvrir que le jeune ténor que je venais d’entendre chanter admirablement des mélodies d’Henri Duparc était aussi poète. Et son premier recueil, L’Amour de la poésie, a été dès lors pour moi inséparable de son amour pour la musique. C’était Joachim Bresson.

    Il a découvert quand il avait trente ans l’œuvre de Charles d’Orléans et, sans hésiter, il est remonté dans le temps, jusqu’au XVe siècle, pour adopter cette forme fixe, le rondeau, que le neveu du roi Charles VI, et aussi père du futur roi Louis XII, a illustrée, avec plus de quatre cents poèmes, dont le « Débat du cœur et des yeux » (rondeau CCXL II) et le rondeau CCCLI, dialogué, qui commence sur ces vers :

    D’Espoir, il n’en est nouvelles. - Qui le dit ? – Mélancolie.

    Le second des devisants accuse l’autre de mensonge, le premier s’obstine. Et je suis tenté de penser que ce dialogue intérieur, qui fut celui du prince d’Orléans, peut renaître en chacun d’entre nous.

    La « jeune poétesse / qui me prend le bras » invoquée par Joachim Bresson dans le premier poème de ce nouveau recueil n’est autre pour moi que la Poésie elle-même : du Livre de jade, ce recueil d’anciens poèmes chinois que traduisit Judith Gautier, la fille de Théophile Gautier, dans un recueil publié en 1867, celle aussi de La Flûte de jade de Franz Toussaint dont un très bel extrait figure ici en épigraphe. Cette Muse plus familière peut inspirer une prose poétique, mais plus intensément encore ces rondeaux en vers courts dont Joachim Bresson a le secret et qui, depuis L’Amour de la poésie (2016) et Tableaux vernonnais (2017), ne cessent de me ravir.

    Le royal étourdi rassemble cette fois les poèmes écrits de 2017 à 2019, dans la continuité des précédents, dans celle aussi de Charles D’Orléans, ce prince « « crû au jardin de fleurs de lys » qui aurait pu être roi si le destin n’en avait décidé autrement et qui, après vingt cinq années de captivité en Angleterre, se présenta comme l’« Escolier de Mérencolie » (l’écolier de la mélancolie).

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    Certes, je ne pouvais m’empêcher de penser à ce mélancolique-là en lisant ce nouveau recueil de Joachim Bresson. A cette sorte de trinité, Nonchaloir, Ennui, Mélancolie, qui s’inscrit au fronton des Ballades et des Rondeaux de Charles d’Orléans. A ces vers que je vais m’efforcer de traduire de la langue du Moyen Âge dans la nôtre :

    Ou puis profont de ma merencolie, L’eaue d’Espoir que ne cesse tirer, Soif de Confort la me fait désirer, Quoy que souvent je la trouve tarie

    C’est-à-dire, ou à peu près :

    Au plus profond de ma mélancolie,
    Je ne cesse de tirer l’eau d’espoir,
    La soif de réconfort me la fait désirer, Quoique souvent je la trouve tarie.

    Une douleur amoureuse est discrètement évoquée dans Le royal étourdi, et Joachim Bresson pourrait se croire étourdi par elle. Sa déception rappelle alors celle de Charles d’Orléans, qui vécut plus d’une aventure sentimentale et écrivait, dans un autre rondeau,

    Comme monnoye descriée, Amours ne tient compte de moi ; Jeunesse m’a laissiée, pour quoi Je ne suis plus de sa livrée.

    Des vers que je transposerai, sans souci cette fois de rythme et de la rime,

    Comme une monnaie dévaluée
    L’Amour ne tient pas compte de moi ;
    La jeunesse m’a abandonnée, et c’est pourquoi Je ne suis plus de son cortège.

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    Le royal étourdi, c’est encore le dialogue entre un cœur blessé et le rire perdu dans le deuxième poème du nouveau recueil de Joachim Bresson. Il avait confirmé dans les Tableaux vernonnais, qu’il était un nouveau Charles d’Orléans et il l’est encore plus que jamais. Sa mélancolie naît du sentiment que la jeunesse est éphémère, et il redoute que le reste de la vie n’offre plus que vaines chimères. Je me suis pourtant persuadé, à la lecture de ce recueil conduisant de 2017 à 2019, qu’une lumière pouvait poindre au-delà de la mélancolie.

    J’écris ces lignes en ce jour particulièrement pluvieux, le 15 novembre 2019, qui plonge chacun d’entre nous dans l’angoisse des dérèglements climatiques. Joachim Bresson m’apporte le printemps. Le second des rondeaux intitulés « Avant de partir » est daté du 23 avril 2018, mais s’il laisse son cœur au pays, La Baguelande, proche des Andelys, dans l’Eure, il nous le confie et nous invite à l’avoir pour ami, à le partager avec lui pendant la durée de son absence. Le rondeau suivant, « Sens-tu le printemps », où passe un souffle verlainien (« sa douce haleine »), est encore un don, aux autres et aussi à soi-même. Et je veux lire dans « Tombent les larmes », poème daté du 14 mars, non pas un déluge de pleurs mais un abandon, qui peut se situer au moment d’un départ vers une nouvelle vie.

    Il est vrai que dans la seconde partie, qui succède à « Partir » et est intitulée « Fin du monde », un autre rondeau suggère que « L’homme en ses pleurs / Trouve sa voie », car il est hanté par la mort et s’interdit donc « trop de joie ».

    Il se trouve que, pour la troisième fois depuis septembre 2017, je travaille avec un groupe d’étudiants sur une pièce de théâtre intitulée Juste la fin du monde, que Jean-Luc Lagarce, né en , écrivit lors d’un long séjour à Berlin en 1990, sans en être jamais satisfait, et dont il donna comme une ultime version dans Le Pays lointain, nouvelle pièce achevée le 15 septembre 1995, quinze jours avant sa mort à l’hôpital Cochin en un temps où les victimes du SIDA étaient nombreuses.

    Ce qui est frappant, dans cette pièce que le cinéaste canadien Xavier Dolan à portée à l’écran en 2016, c’est que le personnage principal, Louis, annonce sa mort prochaine, et vient l’annoncer à sa famille, qu’il a quittée depuis plus de dix ans. Mais cette mort n’a pas lieu, l’épilogue s’achève sur un cri qu’il se reproche de n’avoir pas lancé dans une vallée profonde. Peut-être

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    n’avait-il rêvé que d’une fin du monde (juste, c’est-à-dire seulement la fin du monde) qui n’a pas eu lieu davantage.

    Dans la troisième partie du recueil de Joachim Bresson, qui pourrait être un troisième acte, le royal étourdi me semble émerger de la désespérance, et cette troisième partie reprend le titre du recueil tout entier. Il peut être, non pas un prince, mais un « palefrenier obéissant », ou du moins un homme « franc de charges plénières ». L’expression « royal étourdi » revient précisément dans le rondeau « Point n’ai assez de soucis ». Cette liberté pourrait avoir pour rançon la perte du paradis de l’enfance, ou du « jardin des fleurs de pêcher / Où l’on vit d’une vie sereine ». Il me semble pourtant que le tout dernier rondeau procède d’un nouvel élan qui surmonte la mélancolie.

    La journée d’automne n’est pas celle qui se déroule sous la pluie et dans le froid au moment où j’écris ces lignes, mais elle ressemble au printemps. Ce printemps est celui d’un toujours jeune cœur.

    Et,

    Le cœur certes n’entonne La danse des amants, Mais plus profondément A soi-même s’adonne, Jolie journée d’automne

    C’est pour moi le finale lumineux des rondeaux du royal étourdi. Le rondeau pouvait sembler être une forme du passé, comme la romance à laquelle Joachim Bresson dédie un rondeau « à propos d’un art perdu ». Mais son œuvre est là pour nous faire comprendre que cet art perdu peut être un art retrouvé. Parti à la recherche de cet art perdu, il accomplit le miracle du temps retrouvé, de l’art retrouvé. Il se glisse, dans ce rondeau « A la romance », une note baudelairienne (« Romance / Ma sœur »), une allusion discrète à Verlaine et à ses Romances sans paroles (« Silence / Trompeur »), et ce qui pourrait n’être qu’une danse sur l’abîme apporte au lecteur le bonheur de l’élan. « Plaisance / Douceur » sont bien là, et nous comblent.

     

    Pierre BRUNEL.