• Pourquoi le Rondeau ?

    Boileau a décrit le rondeau avec la plus excessive, sinon la plus heureuse concision : "le rondeau, né gaulois, a la naïveté" ... Mais le Rondeau n'a pas que la naïveté. Il a encore la légèreté, la rapidité, la grâce, la caresse, l'ironie, et un vieux parfum de terroir fait pour charmer ceux qui aiment notre poésie (et en elle la patrie) à tous les âges qu'elle a traversée. 


    Théodore de Banville

     

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    « Vous n'avez pas cru à la sincérité de Cécilia, vous n'avez pas cru à l'amour de François pour Isabelle, parce  que vous n'êtes pas encore de bons comédiens, parce-que vous ne croyez pas à la sincérité de Rodrigue, ni à l'amour que Mélisande porte à Pelléas. Il faut y croire. Rien n'est faux... »

    Louis Jouvet, homme de théâtre, s'adressant à ses élèves. 

     

     

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    «Il s’est avéré que la liberté était la réhabilitation de cet esprit petit-bourgeois que l’on avait l’habitude d’entendre dénigrer en Russie.»

    Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge. 

    On peut se questionner -avec le recul du temps- sur le virage qu'a pris notre littérature à partir de 1850. Tant sur la forme que sur le fond. A-t-on véritablement "libéré" la littérature, ou bien ne s'est-on que livré à une forme de masochisme artisique ? Comment se surprendre du nihilisme qui en a découlé, si les grands esprits ont conssenti à chausser les souliers forcéments trop étroits de l'entendement "petit-bourgeois" ? Les poètes d'autrefois se souciaient-ils de la vie des notaires sous Louis XIII, ou du développement d'une affaire de draperie au XIVème siècle ? La littérature bourgeoise n'est-elle pas tout simplement un oxymore ? Et une forme de suicide mental aux conséquences évidemment prévisibles ?

     

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    «Ils ne sont pas passés par le nihilisme occidental.» 

    Michel Onfray (conférence radiodiffusée, à propos des poètes japonais du Haïku). 

    N'ayant rien attendu, ils ne sont pas déçus. Le nihilisme occidental provient de la désincarnation de la parole. Depuis le tournant de 1850, la parole est vue chez nous comme un outil, un simple moyen de communication. En cela, notre littérature est à l'identique de la théorie bourgeoise, qui ne voit le monde que comme un support à des échanges, magnifiquement résumé en anthropologie par la théorie du don et du contre-don. Dès lors, notre parole est désincarnée, elle est comme cette parole excessive des adolescents qui n'ont rien vécu. Perçue hors du corps, la parole peut dire n'importe quoi. Et livrée à elle-même, sans racines ni limites, sans origine ni fin, elle est la porte tout à la fois à la démesure, au nihilisme et à l'impuissance, balançant sans cesse d'un excès dans l'autre. 

    Au contraire, la poésie était pour les japonais un art de vivre, et non pas un art de dire. Point chez eux de conflit rimbaldien. La parole est pour eux une charpente intérieure. C'est aussi la raison pour laquelle, les asiatiques n'ont ni religion, ni philosophie, et à peine une "pensée" : leur langue n'est pas théorisante. Ils ne cherchent pas à batir un édifice verbal, hors du monde physique, et à s'y raccrocher ensuite comme à une bouée. Leur langue est plus modeste d'apparence, elle n'est qu'un appoint à l'édification global d'une oeuvre physique : le corps, et le monde sensible. C'est toute la fonction assignée à la langue qui est différente. Outil au service de l'intellect pour l'occidental, ou matière vivante indistincte du monde physique pour l'oriental. Dès lors, leur language exprime beaucoup plus, beaucoup mieux, que l'idée apparente : elle met en mouvement les atomes d'éther et de matière qui nous baignent, et qui nous relient sans frontière avec le cosmos environnant. 

    L'Occident, autrefois, avait des traditions semblables : la poésie formelle, et l'art lyrique par exemple. Mais ces disciplines sont tombées en désuétudes. L'art lyrique (et l'art oratoire sans microphone en général), présente cette particularité oubliée des modernes : le port physique de la parole rend impossible tout propos non assumé par le corps lui-même. Le corps du chanteur, à l'exemple de celui du gymnaste, du cosmonaute, de l'alpiniste, se rappelle sans cesse à notre souvenir : il nous impose sa vérité physique au-delà de nos velléités sans limites.  L'effort physique, quasi sportif, exigé par le chant lyrique sans amplification, est tel, l'engagement des fibres intimes du corps dans l'effort de projection verbal si profond, que le mensonge et la superficialité, les mièvreries, les entrelacs et les private joke des "microphonistes", sont impossibles. Ce rapport incarné à la parole nous rend économe. Ces limites, cette cause et cette fin, à la fois pénible à vivre (on préfère s'imaginer comme un dieu), est en même temps la source de la tempérence, de la bienheureuse rationalité, de la fraternité, et de toutes formes profondes d'humour. 

     

     

     

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    «La langue est autre chose qu’un moyen de communication.» 

     Barbara Cassin, philologue (à la radio, à propos de l'art de traduire, et de l'enseignement des langues). 

    Derrière cette provocation se trouve une profonde vérité, que devraient méditer les prosateurs, qui ont fait de la langue une simple autoroute à leur "génie", à leur "style", à leur "pensée" ! Ils traitent la langue de la même manière que l'agriculture industrielle traite la terre. Avec un résultat peu difficile à prévoir : chaque raisonnement poussé jusqu'à son épuisement. Ca donne ces romans de 700 pages sur la "vanité d'écrire", ou de ces "démonstrations" absurdes du genre "l'amour n'existe pas"... alors que chacun fait l'expérience (parfois compliquée !) qu'il existe. Dès lors, que faire d'une littérature égarée par son propre "génie" ? Que faire d'une littérature qui ne nous aide pas simplement à vivre ? 

    La langue, à la manière des couches sédimentaires, a conservé dans ses flancs profonds, la mémoire d'émotions entièrement erradiquées de la surface par la "modernité". Dans ses structures profondes, elle conserve quelque chose de nos émotions inavouées, et une part de la logique du monde, sans laquelle tout peut nous sembler absurde. Mieux que le génie, le style ou la pensée de l'écrivain, la langue peut -en la travaillant- en venir à nous révéler son propre génie, son style... sa pensée ! Quel réconfort alors, et quel rire ! 

     

     

     

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    Elle m'embrassait en allemand, et en allemand prononçait
              (On imagine à peine comme cela sonne bien)
    Les mots : "Je t'aime !"
              C'était un rêve. 

     

    Heinrich Heine, poète allemand exilé à Paris, évoquant la nostalgie de son pays natal. 

    Si la langue est enracinée dans le réel, alors il est possible d'écrire de tels vers. 

     

     

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    En vain une neige glacée
    D’Homère ombrageait le menton ;
    Et le rayon de la pensée
    Rendait la lumière éclipsée
    Aux yeux aveugles de Milton.

    Autour d’eux voltigeaient encore
    L’amour, l’illusion, l’espoir...

     

    Alphonse de Lamartine, Adieux à la poésie.

    Peut-on mieux résumer la source perdue de l'esprit galant qui guidait nos anciens poètes ? Ce constat lucide, dont l'homme tire, sur lui-même et les autres, un sourire silencieux, un rire intérieur, une endurance, et une forme de philosophie indulgente. 

     

     

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    « Ils étaient superficiels — par profondeur ! »

    Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir. Un ami a eu la gentillesse de me faire parvenir cette phrase. Je ne suis ni philosophe ni religieux. Mais j'apprends avec plaisir que nos poètes franco-provençaux, les troubadours, nommaient l'art faire des poèmes courtois LE GAI SAVOIR. 

     

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    «Vanité des vanités. Tout est vanité »

    L'Ecchlésiaste.  Certains n'ont pas compris que la vanité des choses est elle même une vanité ; c'est à dire que le nihilsme lui-même est une vanité de l'homme. La vie se moque bien de notre nihilisme. Il ne nous appartient pas de percer ces mystères ; l'homme, malheureusment, doit s'occuper de vivre, et de bien vivre (suprême humiliation). 

     

     

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    Poésie : du grec Poïèsis. «Faire » 

      La poésie est "l'action", le "faire" ultime que peut faire l'homme. Elle est tout sauf cette fuite évanescente que certains veulent ou croient y voir. La poésie, c'est ce que l'on fait, comme son jardin, quand on est revenu de tout. On ne revient jamais de tout, la vie nous en met toujours plein la vue, en bien et en mal. Mais la poésie, c'est ce "bâton de marche", ce vis-à-vis inaltérable, et cette petite vanité indispensable ! Les Grecs disent "production d'un objet artificiel, posé en dehors de moi" : c'est exactement cela que la poésie ! "Poser en dehors de soi", "un objet artificiel" qu'on a façonné de ses entrailles et de son âme. Et cela fait le plus grand bien. C'est vraiment utile pour vivre.